mardi 27 novembre 2007

53) Pourvu qu'on aime

Un jour, c'était en juin ou juillet 1980 à la Royal Academy of the Arts à Londres, je visite une exposition de tableaux et dessins d'Andrew Wyeth. Je suis accompagné par quelqu'un occupant de très hautes fonctions au Ministère de la Culture en France et faisant autorité dans le milieu de l'art officiel.
"Extraordinaire!" dis-je en sortant du musée.
"Pas d'accord," me répond mon compagnon, "ce n'est que de l'illustration."
Que faire devant quelqu'un qui ne voit pas la différence entre un tableau d'Andrew Wyeth et une oeuvre de Norman Rockwell (à une époque où ce dernier n'avait pas encore eu les honneurs des grands musées de son pays et était encore de surcroît assez universellement méprisé)? Ou quelqu'un qui ne voit pas la différence entre la technique d'un petit maître Flamand du XVIIe siècle et celle d'un hyperréaliste des années 1980 ? Ou entre un Van Hove et une photo ?
Sincèrement, je ne sais pas. Tout ce que je sais, ce sont les deux choses suivantes :
1, peu importe finalement que quelqu'un confonde Wyeth et Rockwell pourvu qu'il ou elle aime;
2, "voir" implique toujours un conditionnement, à commencer par "voir" une photo.
A ce sujet, j'ai récemment remis la main sur un article que j'avais trouvé dans le numéro du 5 mai 1975 de la revue "Le Photographe", écrit par le documentariste ethnologue J.-D. Lajoux à son retour d'expédition, et dont voici le passionnant début :

L'HOMME DEVANT SES IMAGES
"Ayant sorti de mon sac divers papiers et carnets de notes,je mis à jour quelques photographies faites une dizaine de mois auparavant, dans un village Dié des montagnes du Sud-Vietnam, séparé de celui où je me trouvais par une étroite vallée.
Un homme, près de moi, observait tous mes gestes. Je lui tendis une des photographies représentant une femme du village voisin, et je lui demandai tout naturellement : "La connais-tu ?"
Il prit la photo et, à mon étonnement, au lieu de regarder le portrait, la tourna et la retourna plusieurs fois, tout en la palpant entre le pouce et l'index. Puis il se mit à observer et détailler de près la surface blanche du dos de l'épreuve. Après quelques instants, posant sur moi un regard interrogateur où se glissait une lueur d'admiration, l'homme me demanda : "Comment peux-tu fabriquer une telle étoffe ? On ne voit pas les fils."
La question me coupa le souffle. Ces photos que j'avais eu soin de tirer et de transporter avec moi depuis la France pour les donner aux gens des villages que j'avais photographiés un an plus tôt, il semblait ne pas les voir. Pouvait-il ne pas comprendre que je lui montrais une image ? Son attention et sa curiosité étaient accaparées par la matière de l'épreuve. Lorsque je tentai de lui expliquer que je ne lui présentais pas un morceau de tissu, mais l'image du visage d'une femme du village voisin, je me rendis compte que mon langage était totalement énigmatique. [...] Force fut alors de me rendre à l'évidence, sa "cécité" était totale, et aucune des images qu'il manipulait ne fut perçue comme telle, par mon interlocuteur [...]"

Aucun commentaire: