mardi 18 mars 2008

61 "0phélie" (suite)

Chère Pascale, complément d'explication :
Dans le petit livre qui lui est consacré en 1986, Francine Van Hove dit, à propos de l’usage des modèles et de la photo en peinture (les deux questions se trouvant intimement liées) :

« J’ai toujours travaillé avec des modèles. Enfin, presque toujours. Avec mes frères et sœurs quand j’avais quinze ans. Et avec des modèles professionnels ensuite, pendant mes études pour le professorat de dessin.
J’ai quand même connu un moment presque sans modèles, après avoir démissionné de l’enseignement, quand je me suis retrouvée seule dans un petit studio, sans aucune envie de retourner travailler en atelier collectif, à la Grande Chaumière par exemple, comme du temps de mes études, ni de sacrifier une partie de l’intimité de mon chez-moi en y admettant une étrangère.
J’aurais aimé me passer de modèles, et ai d’ailleurs essayé de le faire en me débrouillant avec ma mémoire fraîchement nourrie de centaines d’heures d’études anatomiques, avec mon imagination et en me prenant moi-même comme modèle. Mais cela n’a pas suffi. Surtout lorsque j’ai été tentée d’augmenter le format de mes personnages. Aussi bien en ce qui concerne les lignes et les volumes que les couleurs, la richesse d’information nécessaire en peinture figurative –telle que je conçois cette sorte de peinture du moins- impose la pratique du modèle vivant.
Aurais-je pu m’en sortir avec des photos ? L’idée ne m’est même pas venue d’essayer. J’appartiens à une tradition qui exclut la photo. Jamais dans les écoles que j’ai faites, il n’a été question d’utiliser la photo. Et puis, prendre des photos, aller les faire développer, les projeter, etc., tout cela aurait représenté pour moi une complication inutile : il me semblait tellement plus facile de me débrouiller avec un crayon ou un pinceau (seulement un, même pas deux) et quelques couleurs. Je sais que beaucoup de gens sortent de mes expositions avec l’impression –ou la certitude- que je travaille d’après photo. La vérité, à la fois beaucoup plus simple et compliquée, est que je travaille uniquement « sur le motif » ; dans la nature quand je fais un paysage, devant l’objet quand c’est une tasse de café que je dois peindre, et uniquement avec modèles vivants pour le dessin de personnages.
Il m’arrive de me servir de photos, ou plus exactement de polaroïds –la seule sorte de photos qui convienne à mon extrême paresse mécanique-, mais seulement pour enregistrer la disposition des éléments d’un décor que je ne peux conserver tel quel dans mon appartement, et que je dois pouvoir rétablir exactement, jusqu’aux plis des tissus, quelques jours plus tard pour une nouvelle séance, ou pour enregistrer une attitude de modèle que je sais impossible à garder plus de dix minutes et de toute façon difficile à se remémorer pour la jeune fille, une attitude que je dois d’ailleurs peindre par morceaux,comme pour « La Philosophe » par exemple : d’abord le bras levé, puis la tête renversée, puis les jambes croisées, etc.
A part cela, pas de photo, mais du contact direct, du rapport vivant. Parce qu’encore une fois, il n’y a aucune comparaison entre un modèle vivant et une photo sous l’angle de la richesse d’information. D’abord parce que le modèle est vivant, justement, avec sa personnalité. Physiquement vivant. Les lignes d’un modèle, même censé poser dans la plus grande immobilité, bougent sans arrêt, du fait du modèle, mais aussi de celui du peintre qui cherche à comprendre comment telle ligne se raccorde à telle autre dans l’espace, comment c’est derrière, comment ça s’emmanche, là, l’épaule et le bras, en multipliant ses points de vue. Une attitude sur la toile est toujours le résultat de la synthèse dynamique d’une quantité astronomique de positions légèrement variées. Le problème de la photo est qu’elle est tout simplement figée, et qu’elle ne donne jamais qu’une position, et opère l’obligatoire réduction des trois dimensions de la réalité aux deux dimensions de la toile sans compensation mentale en quelque sorte. Un avantage décisif d’un bon dessin d’après modèle vivant est qu’il contient plein de « savoir » sur l’espace et le volume. En ce qui concerne la couleur par ailleurs, l’appauvrissement de la photo est double, du fait de son caractère figé et de la nature chimique du support. Comment pourrait-on hésiter ?"

Chère Pascale (bis), voici maintenant la même chose en anglais pour ton ami Robert, qui a, lui aussi, posé la question des rapports entre peinture et photographie chez Van Hove, et qui ne parle pas encore français :
"I have always worked with models. Or almost always. When I was fifteen, with my brothers and sisters. And then when I was studying to be a teacher of art, with professional models. I have, however, known a period of time almost without models when I resigned from the teaching profession and found myself alone in a small studio with no desire to return to working in an atelier with a group, as at the Grande Chaumière for example during my student days, nor to sacrifice one iota of the privacy of my own home by permitting a stranger to share it.
I should have liked to do without models, and I have indeed tried to do so by relying on my memory freshly stimulated by hundreds of hours of anatomical studies, on my imagination, and by using myself as my model. But it was not enough. Especially at a time when I was tempted to enlarge the size of my characters. The wealth of information required in a figurative painting –at least as I conceive this sort of painting to be- relating as much to line and volume as to colour, necessitates the employment of live models.
Could I have found a way-out through photography? It never even crossed my mind to explore this solution. The tradition from which I spring excludes photography. Never in the schools in which I studied was there ever any question of using photographs. And then, taking them, getting them developed, projecting them, etc., all this would have made an undue complication for me: it seemed so much easier to get it by with a pencil or a brush (only one, not even two) and a few colours. I know that many people leave my exhibitions with the impression –or even the conviction- that I work from photographs. The truth is – and it is both a simpler and more complex matter- that I work solely “on the subject itself”, from Nature when I’m making a landscape, with the object in front of me if I’m to paint a cup of coffee, and in depicting characters exclusively with live models.
It can happen that I use photographs as an aid, or to be more precise polaroids –the only kind of photography that suits my lazy approach to things mechanical; but purely to register the disposition of elements which are bound to be disturbed in my apartment, but which I have to be able to reproduce exactly for a new sitting several days later –even down to the folds in drapery- or to perpetuate a model’s pose which I know is impossible to hold for more than ten minutes and is in any case hard for a young girl to memorize. The sort of pose moreover that I have to paint sit by sit, as for example in “The Philosopher”, first the raised arm, then the head tilted back, the crossed legs, etc.
Apart from that, no photographs; just direct contact, a living relationship.Because once again there is no comparison between a live model and a photograph when it comes to wealth of information. First, just because the model is alive, with her own personality. Physically alive. The linear definition of a model, even when a pose is meant to be sustained with maximum immobility, is constantly fluctuating, not only because of the model, but also of the painter who is seeking to grasp how one line ties up with another in space, how it looks from behind, how certain elements relate together, say the shoulder and the arm, thus multiplying viewpoints. On canvas a particular pose is always the result of a dynamic synthesis of an astronomical number of minutely variable positions. The problem with a photograph is quite simply that it is unchanging and never offers more than one attitude, thus inducing the reduction of the three dimensions of reality to the two dimensions of a canvas without allowing for any kind of mental compensation. The marked superiority of a good drawing of a live model consists in its being full of a “knowledge” of space and volume. Furthermore when it comes to colour, the poverty of photography is doubly apparent because of its fixed tonal values and the chemical nature of the medium. Can one hesitate to choose between them?"

60) "Ophélie"

« Tu me dis », me dit mon amie Pascale, « que Francine Van Hove ne peint pas à partir de photographies. Mais j’ai du mal à te croire quand je regarde un tableau comme « Ophélie », et surtout le vêtement en cuir. On dirait vraiment de la photo. Mais peut-être n’ai-je pas l’œil assez exercé pour voir la différence… »"Ophélie" est reproduite dans un des livres sur Van Hove, publié en1987. Le tableau lui-même est de 1986. Vingt-deux ans déjà…
Explications.
Premier point : tous les êtres et objets représentés ont posé, et cela de longues heures devant le peintre. La jeune femme, Karen, a posé. Les coussins de cuir ont posé. Le vêtement en cuir a posé. Les deux coussins en bas à droite ont posé. Les chats, Sarah et sa fille Annabelle, ont posé. L’ombre de la fenêtre et de sa rambarde également. Et la moquette.
Deuxièmement, ces êtres et objets n’ont pas posé tous ensemble. On s’en doute en ce qui concerne les chats qu'on ne peut commander et qu’il a fallu dessiner au moment et là où ils choisissaient de s'endormir en yin-yang, ce qui arrivait souvent, heureusement, et est d'ailleurs arrivé une ou deux fois exactement comme on le voit dans « Ophélie ».
Le divan a été peint en deux fois et deux endroits différents. A l’époque de ce tableau, en effet, FVH ne disposait pas encore d’un véritable atelier, ni même d’une pièce d’appartement à la fois assez claire et assez grande pour y installer son divan en entier. Elle a donc dû se contenter d’une partie de ce divan –ses coussins- pour y allonger Karen, en laissant le reste dans une autre pièce –plus grande mais aussi trop sombre-.
Si on regarde plus attentivement, on verra que la jeune femme repose, non vraiment dans le divan, mais sur des coussins de divan seulement, à même la moquette.
En l’absence du modèle, les plis produits par ses pieds s’enfonçant dans le coussin devaient être reproduits avec des poids de balance ancienne.
Pour exécuter le dossier du divan, le peintre s’est transportée avec son chevalet de campagne dans l’autre pièce plus grande mais aussi plus sombre, son salon, jouxtant sa chambre-atelier. Mais il ne s'agissait que d'un petit bout de dossier.
Avec cela, il a fallu profiter de plusieurs visites du soleil dans cette petite pièce orientée sud-sud-ouest pour faire les ombres de l’ouverture de la fenêtre et de sa rambarde en fonte, puis les deux coussins en tissu.
Je raconte tout cela, qui peut paraître ennuyeux et superfétatoire, pour bien préciser que Van Hove travaille à l’ancienne (comme avant 1830), et pour évoquer aussi de quelles facilités elle se prive en n’utilisant pas la photographie grâce à laquelle elle eût pu réduire le temps de pose de la veste à quelques minutes, au lieu des plusieurs semaines.Chère Pascale, pour en finir avec cette longue explication : je peux comprendre que tu ne le croies pas, et que cela paraisse incroyable aux yeux de la plupart des gens aujourd’hui, mais, parole de témoin, ce tableau a été peint tout entier directement sur le motif.
Maintenant, est-ce que moi, qui prétends m’y connaître un peu plus que toi en peinture figurative, je verrais la différence entre une représentation de ce type et une représentation à partir d’une photo ?
Ca, c’est une autre question pour un numéro ultérieur.

vendredi 7 mars 2008

59) Peinture et photographie, suite

Mon blocage de ces dernières semaines est lié à deux réflexions. La première a fait l’objet du message 58).
Voici la seconde, en plusieurs propositions :
- peinture traditionnelle et photographie appartiennent à la même ligne évolutive, la photographie descendant de la peinture figurative comme on a longtemps dit que l’homme descendait du singe ;
- il est tout à fait justifié jusqu’à un certain point de dire d’un tableau de Van Hove ou de n’importe quel bon petit maître Flamand des XVe et XVIe siècles, ou d’un Andrew Wyeth, que c’est comme une photo, soit pour complimenter (« C’est beau comme une photo ! »), soit pour déprécier (« Ce n’est que de la photo ! »)… sauf qu’avec les peintres que je viens de citer, on se trouve en présence, non de photographies, mais de peintures ;
- parmi les gens qui achètent des Van Hove, il y en a qui considèrent ses tableaux comme des espèces de photos, photos d’un monde imaginaire, certes, mais photos tellement photographiques qu'on a l'impression de scènes réelles ;
- et il y en a qui y voient, en pluss, de la peinture ;
- pour aimer la peinture figurative, il faut ainsi être naïf comme un enfant, ou naïf comme un « adulte chez qui l’enfant de sept ans est resté vivant » ;
Et ici, je reviens à l’article de J.-D. Lajoux dont j’ai déjà donné des extraits en 53) et 57), et qui mériterait à mon avis de faire date en histoire et en philosophie de l’art.
En nous révélant que des hommes adultes peuvent ne pas être capables de lire une photo, il nous offre la possibilité de prendre conscience de la profondeur de notre conditionnement à la photographie, qui nous induit à penser -comme J.-D. Lajoux avant cette expérience- que ce moyen de représentation possède « les qualités d’un langage universel ».
« Je gardais [jusqu’] alors le sentiment que la photographie possédait les qualités d’un langage universel, Mais ce n’était qu’une illusion. »
On a évoqué plus haut la naïveté de ceux qui, devant une peinture figurative, réagissent spontanément comme s’il s’agissait d’une photo (« faite à la main »). Puis la naïveté de ceux qui continuent à aimer la peinture figurative comme reflet de la réalité en même temps que comme peinture. Voici une troisième naïveté : celle du savant (celle de J.-D. Lajoux et la nôtre) qui ne savait pas, avant sa rencontre avec ces villageois du Sud-Vietnam, que « l’image photographique noir et blanc est une représentation symbolique dont la compréhension n’est pas évidente ».
Dans son article, J.-D. Lajoux nous fait ainsi le récit de deux prises de conscience fulgurantes, de deux illuminations :
- celle de l’homme évolué qui découvre que la photographie, ce n’est pas évident, pas ordinaire pour l’homme, que c’est au contraire quelque chose d’ extraordinaire, au sens fort et premier du terme,
- celle d’un « primitif » -un jeune garçon !- qui découvre la photographie.
« En effet, ce fut un jeune garçon, attentif à mes propos, qui comprit le premier ce que je répétais depuis dix minutes : « Là, les yeux, ici le nez, la bouche, les cheveux, etc. ». Alors, conscient d’avoir fait une grande découverte, il prit la photo et la brandissant à bout de bras, il se mit à crier : « C’est une femme, c’est une femme ! » »
Deux choses, donc, que nous pouvons apprendre avec J.-D. Lajoux et ses villageois : 1, que nous avons du mal à imaginer qu’on peut ne pas savoir lire une photo, et 2, qu’une représentation « objective » -comme à travers un objectif photo- est par nature extraordinaire.
Pour terminer ce chapitre sans doute un peu trop intellectuel, pour Francine Van Hove entre autres, , voici le portrait de son père par l'artiste : une photo comme au XVIe siècle.
"C'est un homme, c'est un homme!"